L'OMBRE DE L'OMBRE d'Allen S. Weiss (voir la biographie)

L’ombre est la représentation la plus archaïque, le théâtre le plus ancien, une marionnette insubstantielle, un modèle du dessin, l’archétype de toute anamorphose, le prototype de l’horloge, l’écran primordial, l’origine des symboles.

L’ombre se déplace et se métamorphose selon le trajet du soleil ; tempus fugit ; la vie passe ; on devient ombre. L’ombre indique le temps qui reste avant qu’on ne devienne ombre à son tour. C’est le premier memento mori.

L’ombre est simultanément l’index, l’icône, et le symbole de l’objet : index par rapport à la lumière, icône par la silhouette, symbole par sa sémantique, d’où l’extraordinaire richesse de cette apparition apparemment pauvre.

Ombre : apparence, fantôme, image, vision, obscurité, semblance, simulacre, illusion, spectre, ténèbres, trace, âme, obscurcissement, mystère, doute, inquiétude, mélancolie, opacité, revenant, secret, indistinction, souvenir, mânes, mort, chimère, double, fantasme, nuit, oubli, reflet, silhouette, malaise, défaut, brouillage, imbroglio, solitude.

L’ombre est la découpe de l’environnement par la lumière, une manière de dessiner.

L’ombre est une masse de formes potentielles qui donnent relief à l’objet en ajoutant de l’obscurité, et en même temps un jeu de formes réelles qui existe comme pure anamorphose.

Chaque ombre peut définir une infinité d’objets ; on ne peut pas déduire l’objet à partir de l’ombre. (C’est la loi optique de toute anamorphose.) Peu importe que la face contre la lumière soit un Rodin ou un Brancusi, si la taille et la silhouette sont pareilles, les ombres sont identiques.

Pessoa, dans une belle formule, parle de « la métaphysique des ombres autonomes ». Mais cela n’existe que dans l’imagination. Fixer l’ombre, la détacher de son objet, changer son allure, l’animer : autant de motifs de la littérature fantastique, ou des contes de fée. C’est contre nature, c’est art et artifice.

Fixer l’ombre serait arrêter le temps dans une flaque de nuit. Mais si on l’arrêtait avec un miroir, qui capte la lumière et la vie ?

Si dans les jardins on s’amuse à créer des feux d’artifice et des eaux d’artifice, pourquoi ne pas ajouter des ombres d’artifice ?

Je suis au centre d’un perpétuel théâtre d’ombres.

L’ombre, comme le reflet, est la hantise des schizophrènes, car c’est la partie de soi détachée, exilée, déportée, hors contrôle, en danger de se faire voler et violenter. Mais c’est aussi d’un tel détachement qu’est fait l’œuvre d’art.

Une souche d’olivier déracinée peut devenir sculpture, ou plus précisément, peut offrir les conditions et la possibilité de faire une sculpture, moitié concrète, moitié immatérielle ; une façon de sculpter la lumière, l’ombre, les reflets.

Est-ce qu’on peut dire que là où un objet touche au sol il y a forcement l’ombre ? (Il n’y a pas de mot pour cette coïncidence de surfaces, là où s’inscrira l’empreinte.) Est-ce que toute conjonction entre des choses fait ombre ? Et la chose souterraine ? Même s’il n’y a pas de lumière, une condition essentielle pour faire l’ombre ? C’est sous nos pieds que la figuration de l’ombre surgit. Est-ce que l’existence du défunt comme ombre dépend des feux de l’enfer ? Est-ce qu’on peut parler d’une ombre potentielle, en attente de sa lumière ? Ou est-ce que l’ombre n’existe qu’en rapport à la lumière, un effet effacé par la conjonction des choses ? Est-ce que la nuit fait disparaître toute ombre, ou est-ce qu’elle transforme tout en ombre ? C’est dans la nuit que l’existence métaphorique de l’ombre commence.

Chaque objet permet une infinité d’ombres. Mais en fin de compte, chaque ombre d’un objet n’est qu’un variant de toutes les autres ; topologiquement, un objet n’a qu’une seule ombre, dont la forme change selon la source de lumière.

Les racines souterraines sont sans ombre ; dès qu’elles montent à la surface de la terre elles entrent dans le drame de la lumière, révélant leurs formes tourmentées et inquiétantes, mélancoliques et suggestives, et projetant leurs ombres, souvent plus troublantes.

En dépit de sa solidité et de sa stabilité légendaire, une souche d’olivier est un objet ontologiquement instable et équivoque, car la souche déterrée se prête à glisser à travers la déclinaison souche – sol – surface – socle – support – sculpture. Elle devient le pivot d’une expérimentation esthétique et d’un détournement symbolique.

Paradoxalement, la souche extraite de la terre – littéralement déracinée et dénaturée – n’est plus vraiment une souche, car elle perd sa fonction symbolique de signifier l’origine, la source, la profondeur ; elle n’est qu’un fantôme d’elle-même. Sous la terre elle fait partie de l’informe terrestre, tandis que sa forme tourmentée vient de ce qu’elle est exposée à la lumière.

Voici une souche calcinée, noircie, rendue aussi proche que possible de l’ombre, pour que toutes ses qualités, hormis la forme pure, soient dissimulées. Les tourments de la forme disparaissent et l’objet devient le pivot pour créer d’autres formes plus nettes par leur capacité de faire de l’ombre. C’est l’objet comme prototype de l’ombre.

Travailler une souche esthétiquement équivaut à faire une étude sur le déterrement, le déplacement, le dépaysement.

Certains amateurs de céramiques insistent sur le fait que pour apprécier la couleur d’une œuvre en celadon, il faut la regarder à dix heures du matin un jour de beau soleil en automne, dans une pièce exposée au nord, où la lumière pénètre par une seule fenêtre couverte du papier shoji. En Occident, on n’a pas l’habitude d’être aussi précis à propos des œuvres d’art, surtout concernant la sculpture dont la visibilité dépend des jeux d’ombre et de lumière. Comment savoir quand une œuvre exige cette sorte de précision de regard ?

L’ombre est déterminée par la source de lumière. Cette source ne « voit » jamais l’ombre qu’elle projette. Le seul point de vue sur l’ombre inaccessible au spectateur est celui de la source de lumière, car il y a toujours une parallaxe entre la lumière et l’œil, que celle-ci soit artificielle ou le soleil même. L’impossibilité d’une telle coïncidence est le symbole de toute métaphysique, le signe de la transcendance.

Une des grandes curiosités de l’histoire de l’art est que la sculpture, la forme d’art la plus haptique, est habituellement interdite au toucher. Elle ne cède ses secrets et sa beauté qu’à nos regards, et plus insaisissablement, à nos ombres.

Il y a plusieurs manières d’effleurer la terre, de la marquer, de l’indiquer : avec des signes, des objets, de la lumière, des ombres. Une souche déterrée, un miroir posé par terre, une ombre jetée sur le sol : une sorte d’axis mundi mobilis liant le monde souterrain, la surface de la terre et le ciel.

La bizarrerie du discours sur la spécificité des sites dans la théorie contemporaine du paysage vient du fait qu’un site n’est jamais seulement un lieu, il est aussi un regard.

Chaque objet permet une infinité de reflets. Plus proche est le miroir, plus grand sera le champ de vision ; au delà d’une certaine distance, le miroir semble cesser de refléter, perd sa magie de démultiplier le monde, et devient un simple objet. Plus proche est l’ombre, plus le détail sera visible dans son pourtour ; à partir d’une certaine distance, c’est un bloc de noir (ou bien de gris). Si dehors nous regardons dans un miroir posé au sol, il est probable que nous y verrons le ciel.

L’ombre est l’absorption de la lumière, le miroir sa réflexion. Signes de la vanité : le miroir et les ténèbres, le plein et le vide, le vivant et le mort.

On ne peut pas projeter une ombre sur un miroir.

L’ombre est pure forme minimale sans substance, la transformation d’objets en silhouettes, qui vide le réel et laisse un mystère ; le reflet est pure forme maximale également sans substance, qui laisse un parfait simulacre du monde en perspective, ouvert à toutes les transpositions synesthésiques.

Le miroir dans L’ombre de l’ombre agit comme une forme de Claude glass (miroir noir) pour encadrer un fragment du monde, faire entrer la mobilité de l’existence dans une œuvre statique, faire briller l’ombreux.

Le miroir fait abstraction par l’encadrement et appropriation par le reflet ; l’ombre fait abstraction par l’effacement et appropriation par la découpe.

Les œuvres de la série L’ombre de l’ombre effectuent un triple déracinement : le déplacement de la souche, la mobilité de l’ombre, l’altérité des reflets.

Est-ce que l’ombre dessine l’objet, ou l’objet l’ombre ?

Pourquoi fixer la forme d’une ombre avec un miroir ? Deux formes de métamorphose : l’ombre change de forme mais pas de contenu, le miroir change de contenu mais pas de forme. Deux formes de créativité : iconoclastique et iconophilique.

Dans une galerie, avec une source de lumière fixe, le découpage du miroir garde la forme de l’ombre (qui ne bouge pas) en permanence ; en plein air, la forme du miroir et celle de l’ombre (en mouvement constant) correspondent à un seul instant par jour. On peut imaginer deux rites différents pour fêter ces correspondances.

L’ombre est ici, le reflet ailleurs. J’y ajoute mon ombre et mon regard, avec leurs formes de mobilité radicalement dissemblables.

L’ombre de l’ombre offre un jeu vertigineux de démultiplication de l’objet, effectuée simultanément par abstraction et représentation, découpage et modelage, substitution et mutation : la lumière projette l’ombre de la souche, une anamorphose vidée de contenu ; le miroir remplace l’ombre, une silhouette monochrome et sans image, avec les reflets vifs et polychromes du monde renversé.

C’est une sculpture qui suscite le doute, l’incertitude, le virtuel ; une oeuvre qui existe selon le mode subjonctif.

L’environnement est capté par la sculpture grâce au miroir, pour déstabiliser l’ici où la souche jouxte la terre par un supplément d’un ailleurs capté dans les reflets ; la souche inerte est ainsi dédoublée, représentée, animée. Le spectateur doit se permettre d’entrer dans ce jeu, en ajoutant son reflet (autoportrait éphémère) ou son ombre (marionnette minimale).

Est-ce qu’il existe une perspective privilégiée pour regarder L’ombre de l’ombre ? Puisque le titre suggère que la souche (inerte et immobile) devient l’ombre d’elle-même en fonction des rapports entre l’ombre et le miroir, et puisqu’on ne peut pas se mettre à la place de la lumière tout en regardant cette ombre, la seule symétrie possible est le point de vue dans le miroir directement opposé et au même angle d’incidence que celui de la source de lumière. Cela nous donne l’image de la souche, dans un jeu recto verso avec la lumière, où seule la silhouette est identique des deux côtés.

En dehors des jeux optiques, formels, et iconographiques, comment voir L’ombre de l’ombre ? Est-ce une sculpture de ténèbres et d’apparences ? Un paysage minimal, comme certains jardins zen ? Une machine baroque de mouvement perpétuel ? Une allégorie de la peinture ? La métaphore de la métaphore ?

C’est dans la chambre noire que l’on découvre la beauté du noir, sa complexité, sa richesse. Là, le monde est transformé en ombres grâce à une alchimie selon laquelle on ajoute de la lumière pour créer la nuit. On comprend que noir est un mot qui n’existe qu’au pluriel, car le noir touche à toute la gamme du gris jusqu’au blanc. Selon le contraste, le type de papier (brillant, mat, soyeux) et le procédé chimique, le noir change de qualités et fait appel à nos autres sens.

Cette abstraction de la sculpture (bien entendu c’est la souche, la lumière, l’ombre, et les reflets qui sont simultanément « sculptés ») à la photographie donne des images qui ressemblent à première vue à un test de Rorschach, où l’axe de symétrie ne serait pas respecté. Ici on pourrait voir une orchidée noire, entre autres, mais de toute manière, aucune association n’est vraiment « libre » car l’inconscient est construit sur une ancienne fondation iconographique, le plus souvent stéréotypée. Pourtant, les associations inspirées par les images Rorschach vont de la pulsion vers la figuration, tandis qu’ici on est plus fortement tiré vers l’abstraction et l’obscurité, discrètement guidé par l’ombre.

Tout est déjoué, altéré, transformé sur la photographie de L’ombre de l’ombre. On ne peut plus distinguer l’ombre et le miroir, tous deux fondus dans le clair-obscur d’une abstraction. Le vertige d’oppositions est annulé, et par un renversement ontologique, tout devient noir, simulant l’ombre pure.

 

 

 

 

 


Biographie d'Allen S. Weiss (voir le texte)


Allen S. Weiss enseigne dans les départements de Performance Studies et de Cinema Studies à New York University.

Il a écrit et dirigé une quarantaine de livres et d’ouvrages collectifs sur la voix éclatée, le théâtre acousmatique, la radio phantasmatique, le paysagisme synesthésique, et la gastronomie sublime, dont Miroirs de l'infini : Le jardin à la française et la métaphysique au XVIIe siècle (Le Seuil), Acte I. Pour un nouveau musée (La Martinière & Nouveau Musée National de Monaco), Poupées (Gallimard), Comment cuisiner un phénix et Autobiographie dans un chou farci (Mercure de France).

Il a récemment publié son premier roman, Le Livre bouffon (Le Seuil), et il travaille sur le deuxième tome de son autobiographie culinaire, Métaphysique de la miette.